Endométriose, féminisme et nouveaux projets : entretien avec Elise Thiébaut

Elise Thiébaut, journaliste et autrice du désormais incontournable Ceci est mon Sang, petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font* , revient sur les règles avec un livre cette fois destiné aux enfants Les règles... Quelle aventure !**,en collaboration avec la dessinatrice Mirion Malle.

Elise Thiébaut, journaliste et autrice du désormais incontournable Ceci est mon Sang, petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font* , revient sur les règles avec un livre cette fois destiné aux enfants Les règles... Quelle aventure !**. En collaboration avec la dessinatrice Mirion Malle, elles y reprennent les thématiques évoquées dans l’ouvrage précédent, en les adaptant à ce nouvel auditoire, peut-être moins prêt à entendre parler de sécrétions vaginales, mais tout aussi curieux d’en découvrir plus sur ce phénomène trop longtemps effacé que sont les règles.

Nous avons eu la chance de pouvoir discuter avec elle de ce nouveau sujet de prédilection, de son point de vue autour des questions qui émergent depuis quelques années en lien avec l’endométriose et les perturbateurs endocriniens, et de la place toujours difficile des règles dans le combat féministe.

 

Joséphine Desportes : Ça fait maintenant deux livres que vous écrivez sur les règles, en parallèle de plusieurs articles également à ce sujet, comment est-ce devenu un sujet aussi important ?

Elise Thiébaut : Le hasard. Les règles sont un sujet compliqué, tabou, et essentiel pour comprendre la condition des femmes actuelle. Elles ont été, et sont encore, un instrument de domination, et en parler est une façon de s'émanciper de façon très profonde. Et il faut en parler tout le temps si on ne veut pas que le sujet retombe. Après le premier livre, une autre maison d’édition m’a proposé de faire une version destinée à la jeunesse. Après avoir un peu hésité, j'ai constaté qu'il n'y avait en effet aucun livre sur le sujet qui pouvait s’adresser à un public très jeune. Le contenu et la construction du nouveau sont proches du premier, mais la manière d’aborder le sujet est différente, notamment en ce qui concerne les questions de sexualité. Ça a été extrêmement intéressant, mais maintenant il y a beaucoup d’autres sujets qui m’intéressent !  

J.D. : Le rapport entre les règles et le féminisme a toujours été complexe ?

E.T. : Oui, les règles sont souvent utilisées contre les femmes. Soit on en parle et on s'en sert pour dire que l'on n'est pas aussi performante, soit on n'en parle pas et on s’opprime nous-même. L'enjeu est de réussir à déverrouiller ça. Une grande partie du féminisme s'est construite sur Simone de Beauvoir, qui est plutôt dans le déni du féminin (de la maternité, du biologique). C’est une position pour laquelle on devrait s'élever vers une forme de neutralité. Les questions soulevées sont très proches de celles posées aujourd’hui par le langage inclusif : car comme dans le cas du langage inclusif, cette neutralité est en fait… du masculin. Aborder cette question est donc très difficile pour les femmes, puisqu’on considère que pour réussir ou être entendue comme femme, il faut gommer ce qui fait de nous, socialement, une femme.

J.D. : Est-ce qu’à votre avis alors les débats autour de l’endométriose sont liés à ces enjeux ?

E.T. : Pour l’endométriose, deux questions se rencontrent. D’une part une misogynie manifeste ou implicite par laquelle les femmes sont minorisées. Encore aujourd’hui certain.e.s médecins vont s’adresser au conjoint pour parler d’un problème qui concerne la femme, parfois même alors que celle-ci est médecin ! D’autre part, une question plus compliquée encore : toutes les recherches en médecine sont menées sur des hommes ou, pour les animaux, sur des mâles, en partant du principe qu'ils sont des êtres plus stables (parce que moins sujets aux variations hormonales). Donc toutes les maladies (cardio-vasculaires…) sont étudiées à travers le fonctionnement biologique masculin. Et beaucoup de choses qui concernent biologie féminine ne sont pas étudiées du tout, c’est d’ailleurs ce que j’appelle le "triangle des Bermudes" de la santé féminine, qui n’est vu que sous l’angle exclusif de la reproduction. Se saisir des règles, c'est aussi remettre sur la table la nécessité urgente de s'occuper de cette question. Avec les perturbateurs endocriniens par exemple, 40% des femmes souffrant d'endométriose vont avoir un problème pour avoir un enfant. Si l'homme a perdu 50% de ses spermatozoïdes comme c'est le cas en occident depuis 1950, on ne va pas aller très loin. C’est donc très important de "faire sortir les règles des toilettes des femmes " et il faut aller plus loin encore pour cesser d’assimiler les règles à un déchet. Se saisir autrement du sujet demande beaucoup de réflexion. C'est difficile d'en parler, mais en plus il faut en parler d'une manière vraiment spéciale.

J.D. : Vous utilisez d’ailleurs notamment beaucoup l'humour dans vos livres et vos publications.

E.T. : C’est presque une obligation, tant le sujet rebute. Camille Emmanuelle et Jack Parker qui ont écrit chacune un livre sur le même sujet cette année : « Sang tabou » (La Musardine) et « Le Grand mystère des règles » (Flammarion) ont elles aussi choisi l’humour pour aborder la question des règles, chacune dans son style. Pour ma part, j’ai essayé de relier l’histoire des règles à mon histoire personnelle, mais aussi à l'histoire du monde, en établissant des associations d’idées décalées. Par exemple avec mes premières règles qui arrivent à la fin de la guerre du Vietnam, je tisse un lien implicite et symbolique entre les deux événements et mets en relation un sang non-violent et un sang violent. Evidemment, j’ai aussi eu une attention toute particulière à être très sérieuse en ce qui concerne les sources. L’idée était de réinvestir positivement un sujet qui n’est pas aimé et souvent décrié et de montrer à quel point il a été important dans l'histoire de la civilisation humaine. Par exemple, on commence à dire que les femmes étaient peut-être les premières mathématiciennes, parce qu'elles ont compté les jours de leur cycle et de leurs grossesses en observant la lune et les étoiles, et du même coup aussi peut-être les premières astronomes, et à l’origine des premiers rituels. C’est comme s'il y avait une case manquante à l'histoire de l'humanité qui se remet naturellement dans le puzzle. A long terme c’est ça qui importe, ce n’est pas juste de dénoncer, c’est d’énoncer une histoire méconnue.

J.D. : Comment faire des recherches et trier les informations avec toutes les publications contradictoires sur fond de lobbying ?

E.T. : Pour les perturbateurs endocriniens par exemple, sur lesquels on lit de tout, je me suis fondée sur l’appel des 100 scientifiques lancé en novembre 2016. Ils soulignaient plusieurs problématiques. Premièrement qu’il n’y a pas de seuil plancher pour les perturbateurs endocriniens, et comme on parle de résidus de produits toxiques, on ne peut pas s’en tirer en disant qu’il y en a très peu. Ensuite, il y a ce qu’on appelle l’effet cocktail : quand deux perturbateurs endocriniens de nature différente se rencontrent, ils peuvent parfois avoir un effet multiplicateur. L’exposition par les protections périodiques est déjà difficile à mettre en lumière puisqu’elles dépendent de la législation du papier et non des produits pharmaceutiques et cosmétiques, ce qui est en soi un problème. Mais même les cosmétiques sont pleins de perturbateurs endocriniens, on ne doit pas qu’exiger la transparence, on est aussi en droit d’exiger qu’il n’y ait pas de perturbateurs endocriniens dans les produits. D’où l’utilité d’avoir des solutions alternatives qui voient le jour. Même pour les études sur l’endométriose, on ne demande pas aux femmes quelles protections elles utilisent alors même que le lien est fort. Au vu de la difficulté de mener des recherches scientifiques concluantes sur ce sujet, on pourrait imaginer un principe de précaution. Dans les protections périodiques, c’est parce qu’ils utilisent des poudres super-absorbantes et du blanchissant à base de chlore qu’on a cette exposition, ce qui est quand même absurde. On vivrait aussi bien si les serviettes et les tampons étaient beiges ou gris. Et vu le volume de sang qu’on perd, qui est en général très faible, ce n’est pas nécessaire d’absorber à ce point-là ! 

J.D. : A votre avis, pourquoi ces sujets (endométriose, perturbateurs endocriniens) sont plus médiatisés aujourd’hui ?

E.T. : La première raison sans doute est qu’il y a de plus en plus de femmes qui sont diagnostiquées. Peut-être que la maladie en elle-même explose, ou alors qu'on en a plus conscience. Sans doute une conjonction. Les femmes ont leur premier enfant beaucoup plus tard (31 ans en moyenne), ce qui fait que la maladie a le temps d’évoluer silencieusement… Car une chose efficace pour atténuer les symptômes de la maladie est de bloquer le cycle, ce qui arrive quand on est enceinte ou qu’on allaite… on qu’on prend la pilule. C’est une maladie qu’on a longtemps appelée « maladie des femmes d’affaires » parce que les femmes qui consultaient avaient accès par leur statut social à une bonne médecine. Mais l’endométriose frappe autant les femmes des milieux plus pauvres, simplement on ne les soigne pas. Le sujet est donc arrivé quand des femmes de pouvoir avec des moyens financiers ne pouvaient pas avoir d’enfants. Comme l’enjeu était la procréation (et non la douleur) les choses ont bougé plus vite. Et ce n’est que dans un deuxième temps qu’on a prêté une attention à la douleur. Il y a également des gens qui pensent que l’exposition aux perturbateurs endocriniens augmente la prévalence même de l’endométriose, mais là les études ne sont pas assez avancées. Les épidémiologistes disent que le lien n’est pas évident. C’est surtout l’exposition in utero (dans le ventre de sa mère) qui serait facteur de risque. Très peu de gens comprennent le système hormonal et reproductif féminin, donc prétendre avoir une idée de ce qu'est l’endométriose est compliqué. On ne se rend pas compte à quel point nous jouons les apprentis sorciers avec les hormones.

J.D. : Votre position sur la contraception malgré cela n’est pas sur ce retour vers le naturel.

E.T. : Ma position, c’est que chacun, chacune puisse choisir la solution qui lui convient, et que cela soit le plus possible partagé et accessible. Quand je me suis penchée sur la symptothermie dans mon livre, je suis tombée sur des propos imprégnés d’idéologie religieuse, d’intolérance et même parfois d’obscurantisme, qui sont rarement des signaux positifs pour la liberté des femmes. Je pense qu’il faut faire preuve de prudence sur le registre de l’efficacité contraceptive quand on n’est pas en couple stable. Mais la méthode en tant que telle répond aux attentes de nombreuses personnes qui redécouvrent leur corps et leurs sensations, qui accèdent à une autre considération, une autre conscience de soi à l’égard de la sexualité et de la reproduction. Ce que j’observe, c’est que les femmes qui se tournent vers la symptothermie sont des femmes pour qui un enfant ne serait pas un drame. Et c’est un calcul qu’on peut très bien faire ! Il y a un problème avec la pilule, avec la manière dont les femmes sont accompagnées par les gynécologues, la prescription de la pilule systématique qui néglige le ressenti des patientes. Je suis choquée par la maltraitance de trop nombreux médecins quant à la question de la contraception. Cela étant, je suis aussi méfiante face à la diabolisation de la pilule et la sacralisation du naturel. La chose la plus puissante de notre corps reste la puissance de suggestion (dont un des aspects est le fameux effet placebo). Je pense qu’entre autre je n’ai pas trop mal vécu mes cycles malgré l’endométriose parce que j’ai eu un entourage qui ne m’a pas laissée me définir par la douleur. Toutes les femmes le vivent différemment. Je ne peux d’ailleurs pas donner de conseils, juste des informations.

J.D. : L’endométriose, il y a autant de manière de le vivre que de femmes ?

E.T. : Oui, en soi c’est un problème. Le fait qu’il y ait une telle variété, sur le plan scientifique ça veut dire que c’est difficile à décrire, à comprendre. C’est normal qu’on sente les crampes pour évacuer la muqueuse utérine. Comment définir le passage entre sensation et douleur ? Il y a des femmes qui ont des lésions énormes qui n’ont aucune douleur. Et des personnes ont très mal mais très peu de lésions mais à des endroits spécifiques. La manière dont on investit son corps compte beaucoup. Ensuite, qu’on aille expliquer aux femmes que l’endométriose vient de leur problème avec la féminité et la maternité, ça me met hors de moi. C’est toujours compliqué pour toute femme de se conformer à des stéréotypes et des injonctions. Mais malgré tout, une maladie chronique fait partie de vous, et est extrêmement sensible à l’état d’esprit. Les femmes qui ont subi des violences sexuelles importantes ont beaucoup plus de risque de se voir diagnostiquer une endométriose, parce que les violences sexuelles affectent la santé à long terme. Ce sont ces différences de vécu, de développement de la maladie, qui la rendent d'autant plus difficile à appréhender et à prévenir. Le vrai scandale, aujourd’hui, c’est qu’il y ait encore malgré le fait qu’elle touche 180 millions de femmes dans le monde (2 à 4 en France) si peu de crédit pour la recherche et trop peu de médecins formés à son propos. Il est urgent de se mobiliser pour changer ça !

 * Editions La Découverte

** Editions La Ville brûle

 

Entretien réalisé le 3 novembre 2017

publication : 28/11/2017

Joséphine Desportes

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